Les enfants du paradis

 

    Propos recueillis lors de l'occupation de la Caisse des Congés Spectacles
    Carole, Benoit, Miguel - décembre 1996

 

"Je défends un espace de liberté, un espace de création. Le jour où on est plus intermittents, il y a beaucoup de gens qui ne pourront plus travailler. On peut toujours faire du spectacle de rue, mais pas payé. Nous, on crée du travail, des spectacles et de la culture.

Notre mouvement devrait concerner tous les gens qui sont en situation précaire. Notre statut devrait être ouvert à tous les intermittents, quels qu'ils soient, qu'ils soient du spectacle ou pas. Mon frère est au RMI et fait des petits boulots. L'assistante sociale lui conseille de ne rien déclarer pour ne pas perdre le RMI : on en arrive là ! C'est quand même une folie ! Ces gens devraient avoir un statut qui leur permette de récupérer des allocations les jours chômés.

Si le patronat, le gouvernement, qui n'arrêtent pas de parler de flexibilité du travail, la veulent vraiment, il faut qu'ils payent pour ça ! Ils ne peuvent avoir le beurre et l'argent du beurre. Il faut donner un statut à ces gens qui sont en situation précaire, sinon on va avoir des gens qui arriveront à bosser 10 jours et qui le reste du temps seront à la rue, ne pourront rien faire.

Nous, ce qu'on demande, c'est de pouvoir faire notre boulot, même si c'est en situation précaire, même si c'est pas évident.Pouvoir avoir droit à un appartement, une famille, une vie normale : ce n'est pas parce qu'on est artiste qu'on doit vivre en solitaire toute sa vie, sans rien, sans pouvoir construire quelque chose pour l'avenir. Mais c'est aussi pour les autres : il y a des intermittents de l'agriculture, de l'hôtellerie, de toutes sortes ; ça serait bien qu'on se réunisse tous un moment."

"Dans notre mouvement, il y a plein de gens qui n'ont pas leurs 507 heures et qui, pour arriver à survivre, font des petits boulots chez Mac Do, etc.. : ces heures là ne sont pas cumulables avec le statut d'intermittent, donc ils sont toujours à courir. Il y a plein de gens qui sont dans cette situation là et qui pensent que le statut d'intermittent ne devrait pas concerner que les intermittents du spectacle. On peut arriver à toucher des gens s'ils se rendent compte que d'autres précaires nous rejoignent dans cette lutte. Maintenant plus on est précaire, plus on est désorganisé, et moins on est organisé, moins on est présent dans les luttes.

Déjà notre problème en temps qu'intermittent, c'est de s'organiser, puisqu'on travaille tous avec une petite famille de 4/5 personnes d'un côté, de 4/5 d'un autre côté, on a beaucoup de difficultés à se retrouver; et le mouvement est super bien pour ça, parce qu'il a fait casser des barrières entre des gens qui ne se rencontraient pas. Peut-être qu'il y aura d'autres précaires qui viendront nous rejoindre aussi."

"Nous ne sommes pas des privilégiés. Plus la situation de l'emploi devient une situation instable, plus il va falloir penser à adapter notre statut aux autres personnes. Il faut que les autres demandent un statut semblable pour eux. Il y a quelques années, les 507 heures ouvraient des droits pour tout le monde, pas seulement pour les intermittents du spectacle. Moi j'ai été balayeur et j'ai ouvert des droits comme ça. Le statut général du chômage a été détruit. Au lieu de l'adapter à la précarisation, on l'a fait de plus en plus dur pour qu'il y ait de moins en moins de gens qui touchent les allocs. Et on se retrouve avec 13 millions de bénèf à l'Unedic, je trouve ça scandaleux, alors qu'il y a tant de gens qui ne touchent aucune alloc, qui sont Rmistes sans retour possible à l'emploi (puisque quand on est rmiste, on nous conseille de ne pas déclarer nos cachets). C'est évident qu'il y a un vice dans leur conception quand ils disent que notre statut est déficitaire... Ils veulent faire encore plus de bénèf que les 13 milliards ! Qu'est-ce que ça veut dire ! S'ils sortent toutes les catégories professionnelles qui ont des problèmes du régime des ASSEDIC, effectivement ils vont faire des bénèfs, mais est-ce le but des ASSEDIC de faire des bénèfs ? C'est la redistribution leur but, enfin je pense, je croyais....."

"Nous, ça nous semble évident de défendre notre statut, mais le mec qui bosse toute l'année ou celui qui est dans une situation d'emploi précaire, il se dit, "de quoi ils se plaignent !" c'est pour ça qu'en parlant au grand public, il faut être hyper précis et hyper pédagogique.

Une lutte on la gagne ou on la perd en fonction du rapport de force, et le rapport de force il s'installe avec nos patrons, nos employeurs, éventuellement avec le gouvernement qui peut aider, influer ou entrer dans le rapport de force. Les camionneurs ont gagné leur bagarre en bloquant les routes de France et de Navarre, et parce qu'ils ont bloqué l'économie. A la limite peu importe que les Français soient d'accord avec eux, ils ont pris le pouvoir en bloquant la France. Et notre problème est là : quelle est notre capacité à installer un rapport de force qui nous soit favorable ? D'abord on est peu nombreux, et le pouvoir de la grève, c'est pas le nôtre, nous on est intermittents ; La grève, c'est quelque chose qui nous échappe complètement... bloquer des théâtres, c'est des actions flamboyantes d'une soirée..."

"Souvent nos employeurs sont tout à fait d'accord avec nos statuts parce qu'ils en bénéficient. S'ils devaient payer les répétitions de tous leurs comédiens ! Ce sont les autres patrons du CNPF qui ne sont pas d'accord. Ils préféreraient redistribuer l'argent des allocs aux entreprises pour pouvoir faire leurs petits jouets militaires ou d'autres richesses, utiles ou non, tant pis pour la culture..."

"Nous en fait on a fait l'expérimentation de la flexibilité du travail. On a 10 ans d'avance sur tout le monde. Notre statut, au début, ça marchait bien, on était 10000, on était des comédiens, des saltimbanques, etc. On leur avait fait un petit système à part pour eux, pour qu'ils arrivent à vivre, et puis avec la précarisation grandissante, de plus en plus de gens ont profité du statut d'intermittent, de 10000 on est passé à 40000 indemnisés, 80000 si on compte ceux qui ne sont pas indemnisés. On devient très nombreux, notamment parce que l'industrie de la télé - gigantesque business qui rapporte énormément d'argent - eux, ils ont compris l'intérêt du statut d'intermittent. Pour eux, il ne s'agissait pas de faire vivre les saltimbanques quand ils ne travaillaient pas, il s'agissait de récupérer un système qui leur permettait de sous-payer les gens. A partir du moment où ils leur donnaient un volant de travail ouvrant droit aux ASSEDIC, ça leur permettait de faire pression sur les salaires, et d'utiliser une main-d'oeuvre totalement précarisée sous des dénominations de fonctions qui correspondent aux ASSEDIC pour que les mecs aient accès aux annexes 8 et 10, alors qu'ils font tout à fait autre chose : c'est comme ça que l'on voit des secrétaires dans les boîtes de production qui sont déclarées comme attachées, assistantes de prod ou assistantes de réalisation, comme ça elles ont accès aux annexes 8 et 10, alors qu'elles n'ont rien à voir avec l'intermittence du spectacle. Donc, en fait, ça a gonflé le nombre des intermittents, au grand bonheur de ces grosses industries qui ont eu à leur disposition une main-d'oeuvre totalement flexible qu'on prend, qu'on jette... On est devenus des kleenex !

Et ça c'est la flexibilité qu'ils aimeraient généraliser à tous les secteurs, donc dans ce sens on est précurseurs ; on a fait l'expérience avant tout le monde.

L'industrie de la télé a compris le système, l'a exploité jusqu'à la lie, maintenant on en voit les conséquences, et, en fait, on fait l'expérience de ce qui est proposé pour le reste des secteurs d'activité en France. Donc là il y a un vrai problème.

Ce que l'on défend, c'est quelque chose que l'on devrait défendre désormais pour tous les chômeurs, parce que, en réalité, la précarisation, elle est vraie pour tout le monde. Les contrats à durée déterminée, aujourd'hui, c'est les 3/4 des contrats qui se signent, tous secteurs confondus. Ca veut dire que notre système qui était un peu particulier devient un principe de flexibilité que le patronat veut nous imposer, tout secteur confondu."

"Le problème, leur manière de le détourner, c'est qu'ils disent : vous n'êtes plus les seuls flexibles, donc vous n'avez plus besoin de ce statut. Alors que ça devrait être le contraire, il y a de plus en plus de gens flexibles, donc c'est normal de les faire rentrer dans ce statut. Le problème est vraiment là : s'ils veulent la flexibilité, faut qu'ils payent pour cette flexibilité. Tu ne peux pas accepter de bosser une fois de temps en temps et arrêter de manger les autres jours où tu ne travailles pas."

"A la télé pour bosser aujourd'hui il faut : être dans les meilleurs, être sympa, ne pas être chiant surtout, ne pas être cher, accepter n'importe quels horaires, n'importe quelle caméra, si on te demande de ramper par terre, dans la neige, dans la boue. Aujourd'hui, les trois quarts des contrats qui se signent, tous secteurs confondus, sont des contrats à durée déterminée. Ça veut dire que notre système qui était un peu particulier devient un principe de flexibilité que le patronat veut nous imposer, tout secteur confondu. Le problème, leur manière de le détourner, c'est qu'ils disent : vous n'êtes plus les seuls flexibles, donc vous n'avez plus besoin de ce statut. Alors que ça devrait être le contraire, il y a de plus en plus de gens flexibles, donc c'est normal qu'ils se fassent virer en cours de route par le metteur en scène s'il change d'idée, tout ça pour qu'au bout du compte un cachet de 500, 1000 frs c'est exceptionnel. Les maires qui nous achètent nos spectacles, faut qu'ils sachent que si notre statut disparaît, et bien il n'y en aura plus, ou alors il faudra les payer très cher. Avec les budgets qu'ils ont, ils ne pourront pas, et alors ce sera tout un pan de la culture qui va s'arrêter, alors qu'en ce moment, en France, le théâtre de rue, ça marche bien."

"Si on est obligé d'arrêter, on va faire un autre boulot, il y en aura encore moins pour les autres, il y aura moins de création d'emploi, donc encore plus de gens dans la rue; ça va être la disparition non seulement de la culture mais d'une économie qui aide les jeunes à s'intégrer dans le banlieues avec des animations, les échasses, le rap, etc...."