Entretien avec Laurent Figuière de la Coordination lyonnaise
des professionnels du spectacle - CLYPS
Quels enjeux stratégiques peux-tu voir dans cette lutte entre travail/précarité/intermittence ?
-- Au-delà du strict problème du maintient des annexes, ce qui se joue est toute l'articulation travail/revenu. Nous ne vivons pas comme "chômeurs" mais comme "acteurs" de la vie sociale dont les revenus sont à la fois des salaires et des indemnités chômage très souvent reçues comme revenu complémentaire de "droit"... Quelque chose comme un "salaire social" qui serait inhérent à notre fonction. Il y a dans le mouvement une conscience subjective encore implicite liée à la pratique de nos métiers qui se manifeste dans le fait que nous sommes conscients de la nécessité d'avoir un revenu (déconnecté du salaire) parce que nous existons et produisons (pour nous et pour les autres) et non pas pour vivre et travailler pour un patron ou pour une finalité qui nous soit extérieure. Le fait que nous n'ayons pas besoin d'un patron et d'une finalité extérieure pour vivre et produire, dépasse les limites de nos métiers et concerne (ou concernera) de plus en plus d'activités. Cela implique une énorme subjectivité dans la lutte, ("nous ne voulons pas mourir") qui est souvent dû à une très grande "jeunesse" dans le mouvement (beaucoup de moins de trente ans) et aussi à une ignorance énorme des mécanismes, des règlements et des lois. Avec pour conséquence une vraie difficulté à dépasser le code strictement corporatiste et à penser une ouverture sur d'autres secteurs et/ou à se lier avec d'autres luttes autours du chômage, même si des tentatives ont eu lieu ici et là. Il faudrait s'interroger sur ce qui fait la grande "attractivité" de nos métiers (lieux de subordinations plus "lâches" - capacité à gérer son temps - implication dans des logiques artistiques collectives - valorisation subjective - possibilité d'initiative...) au détriment de protections sociales ou de droits acquis difficiles à faire respecter dans les entreprises importantes du secteur, particulièrement dans l'audiovisuel mais aussi dans les grands machines du spectacles vivant. Peut-être cela nous aiderait-il à comprendre la nature exacte de l'engagement à nos côté pour défendre les annexes, de nos "employeurs", du Ministère de la Culture et de très nombreux élus. Elles arrangent tout le monde. C'est le repère de l'hypocrisie générale !
En toile de fond reste cependant un problème fondamental : le plein emploi (dans nos métiers et ailleurs), est-il possible ? Toute les prises de positions officielles politiques et syndicales partent d'une réponse positive à cette question. C'est le rêve d'une société ancienne, idéalisée où chacun aurait un travail et un salaire correspondant. L'intermittence n'étant qu'"une modalité" ponctuelle. C'est faire comme si la crise que nous connaissons aujourd'hui était une crise économique et non une crise structurelle (crise de la redistribution de richesses créées). D'où la prise de position sur la moralisation des annexes, ou sur la nécessité de distinguer qui est "employeur" et qui est "employé" !
Tout se passe comme si "on" voulait nous faire re-entrer dans un modèle traditionnel et bien connu de rapport de travail : un patron, un lieu de production, des salaires, un produit, de la richesse créée et un partage de cette richesse grâce aux rapports de force créés par la lutte contre le patron. «a marche dans la production de biens matériels (et encore, de moins en moins), mais pour une création artistique ?
Au lieu de partir d'une pratique, de ses aspects positifs et de « penser » un nouveau cadre, c'est-à-dire de se coltiner à la réalité, "on" se raccroche aux branches d'un passé révolu et à ses solutions obsolètes (mais rassurantes). J'ai la conviction que la grande unité qui se fait pour la défense du régime spécifique d'indemnisation chômage, unité nécessaire et indispensable, risque de voler en éclat, si tant est que nous gagnions, devant les contradictions auxquelles nous serons confrontés (cf. le rapport Rigaud et le contrat d'études perspectives).
Tu peux parler de vos niveaux d'organisation de la lutte et de différences entre ce mouvement et le mouvement de 1992-1994 ?
-- Le constat fait précédemment se décalque à l'identique sur les formes d'organisation et sur les objectifs de la lutte (doit-on se limiter aux annexes ? Si oui, pour quelle(s) annexe(s) ? Sinon, comment poser les revendications ?).
A Lyon, c'est l'assemblée générale qui est souveraine. Elle est soutenue à la fois par les sections locales des syndicats (SFA, SYNPTAC), le syndicat des musiciens et la CLYPS (Coordination Lyonnaise des Professionnels du Spectacle), regroupement intercatégoriel (théâtre, musique, audiovisuel, technique ; cinéma et spectacle vivant). Les objectifs ont été clairement définis.
Cela étant tout le monde est conscient du cadre réglementaire dans lequel le « conflit » devra se résoudre. Et contrairement à la période 1992-1994 les vrais débats sont reportés à plus tard... Du moins lors des assemblées générales. Le sentiment de "lutte pour la survie" est si fort qu'il devient difficile de penser au futur, de dépasser le cadre strict des annexes, de sortir du corporatisme !
Il n'empêche que toutes les idées que nous avions débattues à l'époque restent présentes en toile de fond. Qu'elles portent les plus actifs dans la lutte, syndiqués, clypsés ou indépendants. Qu'elles nous permettent de donner un « sens» à nos actions. Cela nous permet de rester dynamiques et mobilisés. D'autre part nous essayons au maximum de fonctionner en réseau, horizontalement, pour que chacun s'empare de "sa" mobilisation sans tout espérer d'un "centre" décisionnel et réflexif ! Cela peut en partie expliquer les liens que nous avons en Rhône-Alpes (avec des villes comme St. Étienne, Grenoble ou Valence où des coordinations importantes fonctionnent) et dans les régions (avec Bordeaux, Toulouse, Reims, Strasbourg, Clément etc.). Nous avons eu deux réunions de coordinations et/ou des représentants d'AG (17 villes ou régions représentées les 1er et 2 février à Lyon) et devons nous revoir les 1er et 2 Mars à Reims. Les débats sur le "sens" de notre lutte et sur son importance par les questions posées quant à l'articulation travail/revenu étaient riches et non verrouillés.
Comme vois-tu l'avenir du mouvement ?
-- Difficile de répondre à cette question. Nous sommes dans une période historique difficile (développement du libéralisme à outrance, montée du FN). Beaucoup ont l'illusion de pouvoir sauver la prospérité dans leur secteur, de pouvoir passer entre les gouttes.
Nous sommes placés en permanence sur la défensive. Etre offensif, donner des perspectives, repenser une utopie pour demain oblige à prendre des risques, à changer de paradigme. Un exemple. Nous nous sommes mobilisés, entre autre, sur un mot d'ordre précis : "Nous voulons vivre de nos métiers". C'est très important cette notion de métier, mais j'ai très peur que la réponse apportée ne prenne en compte que l'aspect professionnel "fermé" de notre logique de fonctionnement : une formation initiale "qualifiante", une "professionnalisation" des employeurs, une soumission aux normes économiques, institutionnelles, aux règles traditionnelles !
Alors que la capacité d'initiative des individus, le champ de leur production artistique, tant dans l'organisation que dans la finalité peuvent irriguer tout le corps social. Prendre un risque, cela pourrait vouloir dire interroger les pratiques, voir en quoi elles apportent de l'humain à la vie de tous, et trouver, non pas une forme réglementaire et/ou législative, mais des "ouvertures", des échanges, des passerelles, des espaces autours desquels tout le monde pourrait se (re)considérer.
Je n'oublie pas que aujourd'hui, dans les entreprises, il n'y a plus de "direction du personnel" - il existe maintenant des "directions des ressources humaines". L'être humain comme matière première du fonctionnement de la production ! C'est terrifiant. Ce n'est pas l'avenir que nous voulons.
C'est une des raisons qui font que nous restons très vigilants à ce que des "réformes" ne soient pas décidées en dehors de nous, praticiens, dans des cadres institutionnels qui, même s'ils sont légaux, ont parfois tendance à oublier qu'ils n'existent que par délégation citoyenne et démocratique. La revendication d'États Généraux doit se comprendre dans cette perspective. Et il n'est certainement pas neutre (hélas !) que ce concept issu de l'Ancien Régime réapparaisse fortement à notre époque.