Quels enjeux stratégiques peux-tu voir dans cette lutte entre travail/précarité/intermittence ?
-- Quand j'ai commencé à travailler en tant que salariée intermittente, je ne sais pas si cela a été vraiment un choix. Je suis monteuse, je ne suis pas intermittente J'ai un métier que j'exerce sous contrats à durée déterminée, le temps du montage d'un film. Plus je me confronte à cette réalité, plus je constate que l'intermittence nuit à la qualité du travail que je fais.
Beaucoup d'entre nous pensent au contraire, que l'intermittence offre une certaine liberté, peut-être l'ai-je cru moi-même, mais dans les faits c'est un piège, un piège complet pour la liberté de création. Les mécanismes de production auxquels les réalisateurs, les créateurs ont à faire face dans le cinéma et dans l'audiovisuel laissent peu d'espace à la liberté de création, à la création indépendante. Les financiers sont les décideurs, ceux qui ont le droit de dire oui ou non à la mise en chantier d'un film, d'un documentaire. Les financiers, dont les diffuseurs sont les maillons dont personne ne peut se passer pour faire une oeuvre, en déterminent directement ou indirectement la forme, le contenu ou le style. Faire un film, c'est un véritable parcours du combattant, solitaire, et au long de ce chemin, les concessions se font au détriment de l'oeuvre, au détriment du budget, des salaires. Enfin, ce n'est pas le cas de tous les films, bien sûr, mais c'est très général, très lourd. Le réalisateur a-t-il le choix ? Et nous, techniciens, avons-nous le choix de refuser tel ou tel film pour des raisons éthiques, ou pour des raisons économiques ? Alors qui a le choix aujourd'hui ? Quelle indépendance ? L'enjeu de cette lutte est de conserver notre statut de salarié à part entière. Nos droits sociaux : sécurité sociale, formation professionnelle (AFDAS), retraites etc., sont les droits des salariés. Nous cotisons comme les autres et nos droits sont soit identiques à ceux du régime général, soit adaptés à notre situation de salariés intermittents à employeurs multiples. L'AFDAS par exemple. Le annexes 8 et 10 sont aussi dans le régime général mais adaptées à notre situation. Il n'y a pas de statut d'intermittent, ça n'existe pas. Nous sommes des salariés. Point. En perdant les annexes 8 et 10, nous perdrions le statut de salarié. Si nous sortons du régime de la solidarité interprofessionnelle, même pour une petite part (subvention du ministère par exemple), c'est foutu, car c'est l'exclusion du statut de salarié. C'est la volonté du CNPF. En nous excluant, il chasse ceux qui gênent et qui risquent d'être un exemple pour les autres. En effet, la règle de l'emploi à durée indéterminée est remise en cause dans la plupart des secteurs d'activité. Aussi, les salariés sous contrats à durée déterminée deviennent nombreux et peuvent demander à bénéficier des mêmes droits à l'assurance chômage que les salariés intermittents du spectacle. Alors, il est urgent pour le patronat de nous virer.
L'enjeu du CNPF est de précariser de plus en plus les salariés, de les priver de tous droits sociaux, pour mieux les exploiter... La précarité, c'est la source suprême de l'exploitation capitaliste. Nous devons continuer à être des salariés, c'est aussi une façon de résister, de ne pas faire son métier à n'importe quel prix, pour n'importe quoi. En Europe, beaucoup de réalisateurs et de techniciens sont des travailleurs indépendants. Ils doivent payer des assurances pour avoir la sécurité sociale par exemple et ils coûtent donc moins chers. Il est permis de penser que les producteurs français, notre patronat donc, seraient ravis de ne plus payer de charges sociales et sans doute voient-ils dans l'Europe un exemple à suivre pour plus de profit, de rentabilité.
Qu'est-ce que tu proposes pour sortir de cette situation de précarité ?
-- C'est le démantèlement du service public de radiotélévision qui a permis au gouvernement de déstabiliser les règles de l'emploi dans le secteur audiovisuel. Il faut redonner au service public les moyens de remplir ses missions, de définir son rôle comme véhicule de culture, d'information et de divertissement. Bien sûr, tu vas me dire que je rêve mais on en a encore le droit... Une solution immédiate, c'est d'obliger les chaînes de télévisions publiques et privées à créer des emplois de techniciens et d'ouvriers - des emplois à durée indéterminée. Si on totalise les jours de travail des intermittents sur une année, on arrive à un nombre très impressionnant. En divisant ce nombre par le nombre de jours de travail annuel, on transforme en emplois stables ces emplois instables. Car enfin, toutes les programmes quotidiens : journaux télévisés, météo, jeux, émissions de plateaux quotidiennes et / ou hebdomadaires, magazines etc, tous ces programmes sont fixés !
Alors pourquoi ceux qui y travaillent n'auraient-ils pas d'emplois fixes ! Même solution à adopter pour les grosses sociétés de production audiovisuelle qui ont un volume de travail important. Toutes ces solutions ne sont possibles que s'il y a une volonté politique du gouvernement de faire de ce secteur un secteur réglementé, aujourd'hui c'est la précarisation qui mène à des formes d'exploitation moyenâgeuses. Allons voir combien d'heures les gens travaillent à AB Production ou dans des salles de montage isolées, allons voir de près les conditions de travail terribles de certains d'entre nous et cessons de parler de privilèges. Arrêtons la fiction et faisons du cinéma réel sur notre propre vie ! Donc ma solution, c'est celle que préconise la FNSAC-CGT, c'est redonner sa place à l'emploi permanent. Pourquoi n'y aurait-il pas plus de troupes de théâtre, de compagnies de danse avec des emplois fixes ? Rien n'empêche que dans les conventions collectives il y ait des clauses permettant aux artistes des congés pour tourner un film ou jouer dans une autre compagnie. Il ne s'agit pas de dire qu'on ne va plus bouger de sa vie, mais au contraire qu'on va enfin faire son métier et le vivre mieux.
Penses-tu donc que la seule façon c'est de revenir aux types de relations salariales classiques ?
-- Si nous restons dans le capitalisme, c'est tout ce que je vois. Il faut arriver à un rapport salarial conforté par des conventions collectives. Une idée personnelle, prenons les réalisateurs. Pourquoi ne seraient-ils pas payés sous deux formes : Ils auraient un salaire pendant le temps où ils écrivent le film, et un autre salaire pendant qu'ils font leur films... Cela éviterait l'épuisement de travailler sans être payé, et cela leur donnerait plus de liberté de création. Si on fait un jour "la belle révolution ", alors ce sera différent mais pourquoi avoir la naïveté de croire que l'on peut changer les rapports du travail sans bouger les règles économiques du capitalisme dans cette société ultra-libérale ?
Ce point de vue est réaliste à ton avis ?
-- Il est réaliste en aménageant les choses. La véritable question est la réduction du temps de travail. Quand dans votre texte vous dites qu'il n'y aura plus de plein emploi, c'est faux ! Par contre, la réduction du temps de travail est un impératif. Non seulement pour garder le principe du salariat auquel je tiens, mais aussi parce que l'on ne peut pas admettre qu'une infirmière en hôpital de long séjour (je prends l'exemple de la santé que je connais très bien), qui s'occupe de 40 malades déments, continue de bosser 35 heures par semaine ! Pour s'occuper de ces malades, il faudrait ne travailler que 20 heures. On peut ainsi doubler le nombre de postes dans les hôpitaux, ce ne serait pas du luxe ! Donc le plein emploi est possible. On dit qu'un artiste travaille tout le temps, mais une infirmière aussi, car les relations qu'elle doit établir avec ses malades nécessitent la possibilité pour elle de se ressourcer. Le temps est un facteur essentiel pour la pensée, la création et pour se libérer de la fascisation que nous sommes en train de subir. La clef pour sortir de cette situation est la réduction du temps de travail. Et c'est seulement de cette façon que la vie sera possible. Je suis contre l'aménagement du temps de travail... un piège proposé par des syndicats de salariés, collaborateurs parfaits du patronat. Va-t-on continuer à vivre sans profiter des éventuels avantages technologiques pour redonner du temps aux citoyens ?
Penses-tu qu'au-delà des différences énormes entre la CGT et la CFDT, il y a un objectif commun qui est celui de recodifier les métiers du spectacle par rapport aux relations salariales?
-- Je pense qu'il y a une différence immense entre les positions des syndicats. Il y a eu une énorme déréglementation des métiers et de leurs finalités mêmes. Si on était dans un autre rapport de travail, c'est à dire plus assuré de son emploi, on pourrait entrer en guerre contre certains patrons de télévision qui font des programmes pour des gens qu'ils considèrent comme des "débiles". On pourrait défendre l'accession à la culture pour tous, seule garantie d'une démocratie. Il n'y a pas qu'une culture officielle, lisse et aseptisée, qui existe. Il y a des publics, des goûts, des sensibilités. La FNSAC-CGT veut que cela soit possible... Que cela se fasse, dans le respect des citoyens et des salariés - réalisateurs, techniciens, artistes - qui collaborent à la création. Nous ne voulons pas accepter comme inévitable la réalité que les employeurs et le gouvernement nous imposent.
Comment vis-tu cette histoire des intermittents ?
-- Depuis des années je pense que nous sommes un laboratoire d'expériences. Les syndicats devaient régler un double problème, posé par le travail intermittent : d'une part, le problème des conventions collectives, et d'autre part la gestion du temps durant lequel des intermittents ne travaillent pas. C'est pour cela que nous avons des droits. Les chômeurs, salariés privés d'emploi, n'ont pas de syndicats et n'ont pas pu s'organiser.
Pourquoi ne pas se battre alors pour l'élargissement de ce statut à d'autres situations précaires ?
-- Parce que je pense que l'intermittence est un piège. Parce qu'elle a des effets néfastes sur mon travail, sur mon état de dépendance. On est complètement tributaires des choses, et donc je ne vois pas pourquoi d'autres travailleurs dans d'autres secteurs devraient vivre les mêmes situations. Si par contre il y avait un grand mouvement social et que les gens disent, tiens, vous, les intermittents, vous avez une forme d'organisation de pointe, alors des métiers comme les journalistes, c'est à dire des métiers qui ressemblent au nôtres pourraient acquérir des droits identiques aux nôtres. en matière de formation professionnelle, d'indemnisation du chômage, etc.
Quelle appréciation portes-tu sur les différentes stratégies mises en place d'un côté par la CGT et de l'autre par les syndicats qui siègent dans le cadre du CESAC ?
-- Je pense que ce qui se négocie où qui s'est négocié autour du CESAC est dramatique parce que les organisations qui sont censées représenter les travailleurs proposent n'importe quoi. Un exemple : la restriction du champ d'application de l'annexe 8 amenée par l'introduction des codes NAF en 1992, avait été proposée par le syndicat de la rue de Trétaigne (le CNPF n'y avait même pas pensé). Nous ne sommes plus définis par rapport au métier que nous exerçons mais par rapport à l'employeur qui nous emploie ! Si la Régie Renault m'appelle pour faire un film, je fais quand même un film, pas une bagnole ! Je fais donc mon métier, peu m'importe qui est mon employeur. Si la restriction des codes NAF s'étend à l'annexe 10, beaucoup de gens risquent de sortir du régime d'indemnisation du chômage. Je ne veux pas que l'on me punisse parce que je ne travaille pas pour le "bon employeur". Ce seront alors les syndicats de salariés et les patrons qui détruiront qui est le bon employeur. Ce serait un comble ! Et par ailleurs, ces syndicats sont en train de faire le jeu du CNPF, car le CNPF arrivera en disant : "Voilà le texte qui se discute dans le cadre du CESAC, on ne va pas discuter avec vous CGT. On a déjà l'accord qu'il faut". Les syndicats qui sont donc en train de discuter font le lit de notre exclusion du régime interprofessionnel, ils veulent instaurer un régime d'indemnisation du chômage à deux vitesses : un peu encore dans l'Unedic, et un peu sorti. Donc, cela implique une sortie du salariat et donc une sortie de la citoyenneté à part entière. Les employeurs du cinéma et de l'audiovisuel qui sont les plus riches mènent le jeu au CESAC, avec un but très précis : la fin du salariat, car ils ne veulent plus payer de charges sociales. En Belgique et dans d'autres pays d'Europe, nos homologues ne sont déjà plus des salariés. Les producteurs veulent produire à moindre prix, et le seul poste sur lequel ils sont tout disposés à faire des économies, ce sont nos salaires.