Nous sommes tous des intermittents du spectacle !

    Contribution à propos du mouvement en cours et de ses enjeux

 

 

    Par Laurent Guilloteau
    Agir ensemble contre le chômage (AC!)
    Maurizio Lazzarato
    Membre du comité de rédaction de Futur Antérieur
    Yves Pagès
    Ecrivain

 

 

«Une discontinuité n'est pas une interruption, encore moins un arrêt, elle est une continuation, une poursuite sur un mode imprévisible...Un intermittent est un travailleur discontinu....En rompant la continuité, une discontinuité introduit de la liberté dans le déroulement d'un phénomène»
Denis Guedj - Mathématicien.

Les "artistes", les techniciens du spectacle et l'ensemble des travailleurs précaires des industries culturelles (du spectacle vivant à l'odieux-visuel) sont représentatifs de l'évolution de l'organisation sociale du travail dans cette société. Tel est du moins le pari que nous faisons, l'hypothèse que nous voulons soumettre ici au débat le plus large. À l'heure de la levée en masse des travailleurs intermittents du spectacle contre les menaces qui pèsent sur leurs conditions de travail et de survie, faire appel à l'intelligence collective, tenter encore de comprendre le monde pour le transformer implique de passer d'une compréhension diffuse des enjeux, voire d'une sympathie active avec les luttes en cours, à une capacité d'expression collective qui commence à énoncer le contenu général que porte le conflit actuel.

Les travailleurs intermittents du spectacle sont 80 000 officiellement recensés dont seuls 40 000 parviennent à ouvrir leurs droits. Ils disposent en majorité d'un revenu inférieur au Smic et constituent un véritable laboratoire de la précarité du travail comme de la distribution du revenu pour la masse, en constante expansion, des travailleurs précaires. Les formes du salaire social, c'est à dire de cette partie du salaire -qu'il soit différé, de remplacement ou complémentaire- qui ne dépend que trés relativement du temps passé au service direct d'un employeur particulier, cette partie du salaire qui ne dépend pas du temps d'emploi. Pour comprendre les luttes en cours, il faut impérativement se souvenir qu'outre les intermittents officiels qui participent des industries culturelles -c'est-à-dire d'une branche de l'activité économique qui comporte environ 600 000 salariés- ce sont des foules de sous-salariés, RMIstes, objecteurs de conscience, bénévoles divers, intermittents récemment exclus par la nomenclature UNEDIC du secteur spectacle, etc. qui composent la force de travail exploitée dans cette branche d'activité.

INTERMITTENCE GÉNÉRALE
ET FORMES PARTICULIÈRES DE SALARISATION

Travail par projet, alternance de périodes d'activité "indépendante" et de périodes d'emploi officiel, précarité, entretien continuel de son propre savoir-faire, implication subjective, production qui s'adresse aux affects, à la sensibilité et à l'intelligence, ne sont pas une spécificité, une particularité isolée du travail intermittent dans le "secteur" du spectacle. Ces tendances traversent, avec des vitesses et des ampleurs variées, tous les secteurs de la production de richesses (marchandes et sociales, ou encore culturelles, puisque la culture se définit désormais comme la meilleure des marchandises possibles...).

En effet, ce qui était il n'y a pas si longtemps exceptionnel tend à devenir la règle. 80% des embauches s'effectuent en CDD. La précarité du travail ou l'intermittence n'ont plus rien de marginal. Lorsque la fonction publique territoriale repose sur l'emploi d'une quantité de CES correspondant à 10% de l'emploi total dans le secteur, quand l'éducation repose sur l'emploi de maîtres auxiliaires, de vacataires, de CES, d'étudiants à contrat bidon et de bénévoles (1), il devient urgent de saisir l'ampleur de ce phénomène, de découvrir à quel point le travail et les garanties qui semblaient y être associées se sont transformés.

Des secteurs centraux de la production sociale (2) reposent ainsi sur des activités socialement réglées constitutives d'un travail salarié qui fonctionne toujours davantage à la précarité de l'emploi et des conditions de survie. Il est temps d'observer en quoi l'intermittence, malgré les limites évidentes des garanties actuellement concédées, peut servir de modèle pour une masse croissante de salariés plongés dans l'insécurité sociale. N'est ce pas d'ailleurs en raison du modéle qu'il représente que le statut de salarié intermittent est attaqué?

LES INTERMITTENTS NE SONT PAS DES CHÔMEURS. LES CHÔMEURS SONT-?ILS INTERMITTENTS ?

L'immense majorité des chômeurs circulent entre périodes d'emploi précaire (CDD, CES, missions, stages, travail "indépendant" etc..), périodes de formation et de recherche d'emploi. Ces travailleurs précaires entretiennent ainsi en permanence un marché du travail dont ils sont devenus des acteurs centraux. L'intermittence est la tendance autour de laquelle se réorganise désormais l'ensemble du marché du travail. Or l'ancienne définition du chômeur, construite sur un modèle industriel, prévoyait seulement deux possibilités : salariés dans l'entreprise ou non.

Cette nouvelle réalité sociale et productive est identifiée par les professionnels du spectacle vivant, du cinéma et de l'audiovisuel. Réunis en Assemblée Générale le 16/12/96 au TNP occupé à Lyon, ceux-ci: "Par solidarité avec tous les salariés qui aujourd'hui travaillent avec le chômage (autres intermittents, saisonniers, intérimaires, "annexe 4", CDD...), demandent que soient appliqués à ces salariés les principes en oeuvre dans les annexes 8 et 10 : annulation de l'allocation, 507 heures comme base horaire pour l'ouverture de droits." .

REVENU ET SALAIRE, DISSOCIER LE REVENU DE L'EMPLOI

L'ampleur des temps désormais alloués à la formation continue, officielle ou informelle, contribue partout à une dissolution de la frontière entre temps de vie et temps de travail. Cette mutation est parfaitement illustrée par l'exemple de l'ensemble des "professions intellectuelles" (architectes, chercheurs, avocats, activités de conseil, journalistes, photographes, etc.) (3). Il en est de même pour les jeunes qui sont maintenant majoritairement touchés par le chômage, le plus souvent non indemnisé, à un moment ou un autre de leur vie de salariés. Car de l'école au mac-do (et ses 10 heures hebdo payées au SMIC horaire), il n'y a souvent qu'un pas (le projet de "stage diplomant" risque de rendre ces passages de plus en plus impératifs pour les scolarisés et de moins en moins couteux pour les employeurs). Avec la reconversion massive du travail industriel, à l'oeuvre depuis maintenant une vingtaine d'années, avec les innombrables restructurations productives en cours et leurs cortèges de plans sociaux, l'alternance de périodes d'emploi, de formation et de chômage tend à devenir la norme des comportements productifs. Seule la continuité d'un revenu dissocié de l'emploi en entreprise pourrait garantir la production du savoir-faire, le maintien et le développement des capacités de produire des salariés, en formation au chômage ou dans l'emploi.

Le statut de salarié des intermittents défendu par la lutte actuelle introduit une dissociation entre le revenu perçu et le travail effectué directement pour un employeur. Les intermittents montrent que le revenu perçu n'est pas seulement une assurance contre le manque momentané d'emploi, mais une rémunération qui rétribue les diverses activités effectuées en dehors des périodes du travail employé.

LE PLEIN EMPLOI NE REVIENDRA PAS

Il faudra bien abolir le chômage. Mais est-il possible de le faire par le recours au travail permanent ? (et est-ce souhaitable, car, comme le disait une intermittente lors d'une AG, "l'intermittence peut aussi être un choix"?) La flexibilité du travail, l'intermittence de l'activité, ne sont pas des conditions conjoncturelles et transitoires, mais au contraire des conditions structurelles. La question posée par cette nouvelle donne devient centrale : comment renverser au profit du plus grand nombre cette situation qui ne produit que souffrance et désespoir? (4)

Le "statut" des intermittents offre des pistes intéressantes car l'alternative à la précarité ne peut plus être recherchée dans l'illusoire perspective d'une transformation de l'ensemble des travailleurs précaires en employés permanents. Pour abolir le chômage il faudrait chercher comment garantir un revenu permanent, plutôt que de rêver d'un emploi permanent pour tous. L'entreprise dans les conditions mondiales de concurrence ne reviendra jamais aux conditions d'emploi d'autrefois, l'histoire avance encore par ses mauvais côtés... Il faut trouver une stratégie offensive contre la précarité en exigeant la rémunération de la flexibilité même.

La lutte des intermittents refuse très justement le plan du patronat et de l'État. Les patrons, privés ou publics, veulent la constitution d'un régime spécial, d'une caisse particulière. Ils veulent exclure les intermittents du régime général de l'UNEDIC donc du statut de salarié, pour réguler le secteur sur le modèle du travail "indépendant". Ce n'est rien d'autre qu'un projet destiné à renforcer l'exploitation en généralisant la concurrence (5).

L'attaque contre l'une des seules formes de statut de salarié actuellement concédée aux travailleurs précaires est exemplaire de cette volonté de lier à nouveau étroitement le revenu des travailleurs précaires à l'emploi. L'idéologie du travail est bien, comme toujours, une arme aux mains des exploiteurs. Si la lutte des intermittents tient ses promesses, il ne s'agira pas seulement de refuser ce que veulent les patrons (constituer une caisse spéciale hors du régime général pour diviser les travailleurs précaires entre eux et instaurer des hierarchies qui renforcent la concurrence entre salariés) mais de contribuer à la création d'un rapport de force qui modifie les conditions de distribution du revenu pour l'ensemble des précaires.

Face aux offensives patronales la généralisation du salaire social à l'ensemble des producteurs de richesses peut former l'axe majeur d'une recomposition du salariat. Le statut des intermittents fournit un modèle d'organisation du travail qui réduit l'angoisse de l'argent (il n'y en aura jamais assez pour tout le monde mais...) et réduit le chantage exercé par les employeurs (privés ou publics). Modification du statut ? Il faudrait en tout cas ouvrir un large débat et ne pas se borner au statu quo. La barre des 507 heure exclue pratiquement la moitié des intermittents de l'obtention du statut. Ce mode de calcul arbitraire accroît la concurrence sur le marché du travail et pousse à la fraude. Ainsi, cette forme de rétribution génère-t-elle des rapports spécifiques de soumission aux employeurs. La connivence clientéliste avec un réseau d'employeurs est souvent de rigueur, que ce soit en raison de l'aspect aléatoire du calcul des heures (les répétitions vont elles compter pour les heures ASSEDIC ?, etc...), où de la necessité de dégotter des cachets fictifs afin de parvenir à la durée d'emploi couperet exigée par les ASSEDIC. Ainsi les IS dépendent-ils fortement de leur salariant.

Le système d'indemnisation est aussi une forme occulte de financement aux entreprises. AB production, la boite qui fabrique "Héléne et les garçons", a été cotée en bourse à Wall Street en exploitant le travail des intermittents et donc le statut qui permet l'existence même de ce type de main d'oeuvre. Il faudra que le futur statut de salarié soit une reconnaissance de l'activité des intermittents et non une possibilité pour les entreprises d'exploiter la précarité.

LA CULTURE ET LE CAPITALISME MONDIAL

«La culture doit tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle moteur dans le développement de l'économie qui fut celui de l'automobile dans la première moitié et des chemins de fer dans la seconde moitié du siècle précèdent» - G. D.

Il faut bien souligner que les intermittents produisent de la richesse. Ils sont même au coeur de ce secteur qu'aux USA, on commence à appeler "économie de l'information" et qui comprend l'informatique, l'industrie culturelle et la télématique(6). Le software (le contenu "culturel") qui fait tourner toutes ces machines électroniques et numériques est l'élément stratégique de cette industrie.

Les intermittents du spectacle constituent la partie la plus mobile, productive et innovante de l'industrie culturelle ( 400.000 emplois en France) qui va à son tour être complètement intégrée à cette nouvelle dimension de l'économie mondiale. La tendance de l'économie à devenir économie des services est particulièrement visible dans l'économie de l'information (7), ce produit qui transforme le consommateur en public. Le paradigme esthétique de "production du public" est assumé et complètement détourné par les compagnies multinationales de communication et de production culturelle. Les enjeux de cette lutte vont bien au delà de la "culture en crise", car elle inclut directement les "artistes" là où d'habitude ils ont du mal à se concevoir : dans le rapport entre création et formes collectives de production, diffusion et circulation.

C'est parce que leur statut actuel constitue potentiellement un modèle pour l'ensemble des travailleurs précaires que les employeurs veulent isoler les intermittents du régime général de l'UNEDIC. Il s'agit de prévenir toute contamination. Que cela se produise à l'heure où les associations de chômeurs et de précaires, les mouvements de lutte contre le chômage se mobilisent contre la convention UNEDIC (dégressivité des allocs, un chômeur sur deux sans allocation chômage, des excédents financiers que les partenaires sociaux, sous couvert d'"activation des dépenses", offrent aux employeurs comme autant de subventions supplémentaires à l'exploitation, etc...) représente l'opportunité d'une jonction, qui, à l'instar du mouvement de mars 94 contre le SMIC jeune/CIP, commence à poser clairement une question qui pourrait se formuler ainsi: comment la quatrième puissance économique du monde, comment un pays dont la Constitution stipule que la société doit à chacun de ses membres des "moyens convenables d'existence" peut-il sortir par le haut de la crise de son système de régulation ?

Paris, 19 décembre 1996, 9 janvier 1997

 

Contact: AC ! (Agir ensemble contre le chômage !)
Commission revenu
42, rue d'Avron, 75020 Paris
Tel. 01 43 73 36 57 - Fax 01 43 73 00 03

 

 


(1) Individuels ou associatifs, incités à entreprendre, à leur frais pour l'essentiel, des campagnes locales contre l'illétrisme ou l'échec scolaire, voire de volontaires pour le service civil.

(2) Spectacle, communication, éducation, confection, bâtiment, agriculture (connaissez vous l'infâme statut actuel des saisonniers?), tourisme, hôtellerie, restauration, commerce -et spécialement la grande distribution avec ses masses de salariées sous payées et flexibles-, recherche, etc.

(3) Dans tous ces secteurs se développent des formes de travail précaire et une hiérarchisation de plus en plus inégalitaire des salaires et des conditions de vie.

(4) Comment abolir le chômage ? Le patronat et l'État -qui comme patron collectif organise pour l'ensemble des employeurs particuliers les conditions de la mise au travail et comme patron particulier est le premier employeur de travailleurs précaires- veulent exploiter une force de travail mobile, polyvalente et formée en se déchargeant au maximum, sur l'individu et sa famille, des coûts de production et de reproduction de la force de travail. La recomposition du salariat implique donc de contribuer à toutes les luttes pour la reconnaissance pleine et entière du caractère hautement productif de cette nouvelle forme du travail: l'intermittence. Refuser que l'employeur ne paye que le travail fourni ponctuellement, exiger un revenu pour tous, dans l'emploi, en formation ou au chômage, est devenu un passage obligé. Les libéraux et les technocrates qui glosent sur la fin du welfare, la fin du salariat, ou la nécessité de nouveaux minima (tiens donc, encore du minimum !) ont pour leur part très bien compris ou se situe l'enjeu pour le rapport capital/travail.

La disponibilité, la capacité d'innovation et de création que le travail intermittent assurent à présent sont hautement productives pour les entreprises. Au-delà des motifs conjoncturels qui justifient cycliquement l'apparition des mouvements sociaux (mars 94 contre le CIP/SMIC jeunes, novembre-décembre 95 contre le plan Juppé et la précarisation générale que représente le démantèlement-privatisation des services collectifs, mars 96 avec la sortie de l'ombre des travailleurs invisibles et ô combien précaires que sont les sans-papiers), l'enjeu central est de parvenir à construire un rapport de forces qui permette de faire payer le travail fourni et les coûts de sa reproduction et de sa formation.

(5) Les intermittents en lutte s'opposent très concrètement au mot d'ordre capitaliste post-moderne de "sortie du salariat". Cette formule à la mode ne vise en fait qu'à camoufler l'appauvrissement des salariés. Cette version patronale de la "sortie du salariat" dont, après la "culture d'entreprise" et le drame de l'"exclusion", technocrates avisés et crânes d'oeufs patronaux (Boissonat et son "contrat d'activité" par exemple) nous rabattent désormais les oreilles, n'est qu'un récent ersastz publicitaire du mot d'ordre prolétaire d'abolition du salariat. Ce que divers auteurs en vogue (Méda, Boissonnat, Rifkin) désignent par les termes de "fin du salariat" ou de "fin du travail" n'est rien d'autre qu'une modélisation normative et fonctionnelle de ces phénoménes concrets que les économistes qualifient de processus de désalarisation formelle. Les formes d'emploi de salariés qui ne sont plus considérés comme tels, le contrat d'activité, le travail indépendant, la tendance à remplacer le contrat de travail par un contrat commercial, le développement du travail par projet (voir les "contrats de chantier" érigés en modèle par Jacques Barrot et l'UIMM) sont autant de modes concrets d'une généralisation du salariat comme forme de domination et de comandement sur le travail. Cette déconstruction radicale du salaire vise à réduire la dimension collective et conflictuelle d'une production de richesses dont le dynamisme résulte du dévelopement des formes de coopération productive. Pour ceux qui en tirent profit, la dimension collective, sociale, de la production de richesses doit impérativement être occultée. Telle est l'une des fonctions majeures de l'idéologie du travail et de ses dispositifs.

(6) Selon l'Observatoire Mondial des Systèmes de Communication, l'ensemble des industries de l'information (Audiovisuel, Informatique, Télécommunication) représentera 6,3% du PIB mondial en l'an 2000 (il représente aujourd'hui 5,7% de cePIB, soit l'équivalent du marché mondial automobile). Selon le "World Telecommunications Developement Report" de l'année 1995, "le secteur de l'infocommunication (l'ensemble des télécommunications, de l'informatique et de l'audiovisuel,) croît à un taux presque double à celui du reste de l'économie".

(7) Il faut aussi remarquer que la valeur ajoutée dans le secteur n'est pas produite en priorité par les industries de production d'équipements, mais par la production et la gestions de services. Actuellement, par exemple, le marché des équipements de télécommunications totalise 0,39% du PIB mondial et le marché des services 1,83%, soit au total 2,22%. Donc plus de 3/4 de la production est assurée par les services.