Alien hypothèses

    L'intermittent du spectacle, mutant du travail intellectuel/artistique

 

    Par Canal déchaîné

 

La définition des "professionnels du spectacle" est utile si elle nous permet de revendiquer l'utilité sociale de notre activité et la valeur productive de notre travail. Par contre elle est dangereuse si elle nous enferme dans le cadre étroit du "spectacle". Les transformations qui bouleversent nos métiers touchent de la même façon, et selon des procédures similaires, les journalistes, les photographes, les stylistes de mode, la publicité, les informaticiens, les architectes, les travailleurs du marketing, de la communication, etc. Depuis dix/quinze ans ces métiers vivent un véritable boom. Une "force de travail" importante, hautement scolarisée qui possède un savoir-faire artistico/communicatif, se présente sur ces marchés, en quête d'un travail "créatif" non assujeti. Elle vit la même galère que nous : précarisation du travail, intermittence, soumission à une re-hiérarchisation de l'organisation du travail, aux rythmes et aux salaires déterminés par le développement sauvage de ces métiers. Les capitaux importants investis dans ces secteurs et l'aflux massif vers ces "nouvelles" professions ont aggravé les phénomènes de subordination, d'exploitation, de domination et de hiérarchisation, comme ils ont renforcé les dynamiques conflictuelles. Cette nouvelle couche de "travailleurs" présente des nouveautés radicales par rapport à l'organisation du travail intellectuel dans les sociétés industrielles ; une nouveauté que nous appelons intellectualité de masse.

Qu'est-ce que produit l'industrie culturelle et l'intellectualité de masse travaillant sous sa domination ? Elles produisent des émissions de télé, la mode, l'habitat, l'aménagement de nos villes, les marchandises que nous consommons, les journaux et les magazines que nous lisons etc. Elles produisent notre façon de voir et de sentir, notre façon de s'habiller, d'apprendre, de consommer ; elles produisent les modes de vie et les subjectivités de nos sociétés. Productions de modes de vie et des subjectivités devenues des nouveaux terrains d'accumulation capitaliste. Plus en général, l'intellectualité de masse donne forme et matérialise les besoins, l'imaginaire, les goûts, la sensibilité, etc. du public/consommateur, et ses produits deviennent à leur tour de puissants producteurs des besoins, d'imaginaire, des goûts (ou de mauvais goûts), des sensibilités (ou de non-sensibilité) . La "consommation pour la consommation" poussée par ces "produits culturels" devient-elle un nouveau moteur de l'économie ?

On comprend alors ce que voulaient dire dans les années 60 des gens qui connaissaient bien le "spectacle", en affirmant que la culture est la marchandise idéale parce qu'elle permet d'acheter toutes les autres. L'intellectualité de masse ne produit pas seulement le produit-culturel/marchandise, mais aussi et simultanément le public/consommateur (la production télé et l'Audimat, les journaux et l'opinion, le marketing et les consommateurs etc.). Le public/consommateur est intégré dans la production à la fois comme son sujet et comme son objet. Le produit culturel/marchandise est le résultat d'un processus qui engage autant les "professionnels" que le public/consommateur. L'intellectualité de masse joue l'interface entre les goûts du public et la création de ces goûts. Elle produit la capacité et le besoin de consommer, et un public pour cette capacité et ce besoin. Si le rapport entre produit-marchandise/public-consommateur est en évolution continue, si, de plus, la "tâche" demandée à cette force de travail est la capacité d'innover continuellement, la logique économique ne pourra déterminer rigidement le contenu de son savoir-faire et les règles qui en régissent la production. Ce que l'on exige de l'intellectualité de masse c'est qu'elle soit à la fois libre et inventive pour créer continuellement le rapport produit/consommation, et qu'elle soit complètement soumise aux contraintes de l'accumulation et de la rentabilité.

Ce double processus de concentration/intégration des industries culturelles et de colonisation du culturel par l'économique bouleverse non seulement nos métiers, mais aussi les publics, ses formes de réception, les normes esthétiques de production, les formes de distribution etc. Peut-on alors limiter notre stratégie à la défense de nos professions ? Peut-on se mobiliser pour que "la culture ne meurt pas", sans se demander quel rapport existe aujourd'hui entre l'art, la culture et la consommation de masse ? La culture est en évolution continue, médiatisée par des technologies de plus en plus puissantes (mais aussi de plus en plus diffuses et disponibles), reçue par un public fortement élargi et diversifié (mais qui veut aussi "participer", et pas seulement consommer passivement). Une dernière remarque autour du rapport entre intellectualité de masse et le politique. On est au-delà de la problématique de l'"engagement" de l'intellectuel (Sartre) et de l'intellectuel "spécifique" de Foucault ( spécifique car il engage son savoir-faire et il ne se représente pas seulement comme conscience universelle). La séparation classique entre "intellectuel et peuple" n'a ici aucune raison objective d'exister. Elle est reproduite seulement comme forme de domination par les nouveaux grands médiateurs (stars du journalisme, intellectuels-médiatiques, artistes du prince etc.).

Dans ces conditions, quel rôle peut avoir l'"artiste/technicien/intermittent", ce véritable mutant ?

Mais, de même, qui posera le problème de la "pollution des cerveaux" et de la réduction de notre subjectivité à celle du consommateur-communicateur, sinon les travailleurs des industries qui préparent les consciences et les corps du XXIe siècle ?

(1992)