Virtuosité et travail postfordiste
1.
Est virtuose l'artiste, danseur ou acteur, qui s'exhibe devant un public et exécute avec habileté une prestation. La virtuosité se définit par deux qualités spécifiques :
a) C'est une activité qui trouve son propre accomplissement en elle-même, sans s'objectiver dans une oeuvre durable.
b) Elle exige la présence d'autrui, et n'existe que produite devant un public. L'exécution virtuose, qui ne laisse pas derrière elle de trace objective, c'est-à-dire de produit extrinsèque, se réalise dans la relation contingente à ceux à qui elle s'adresse. Etre virtuose implique de s'exposer au regard des autres.
Le premier élément de la définition (la virtuosité comme activité sans oeuvre) introduit une différenciation par rapport au travail. Écoutons Aristote : "La production n'est pas une fin au sens absolu, mais est quelque chose de relatif et production d'une chose déterminée. Au contraire, dans l'action, ce qu'on fait est une fin au sens absolu, car la vie vertueuse est en elle-même une fin."
Le second élément (la relation nécessaire entre la performance et la présence du public) oppose la virtuosité à la pensée pure. Comme chacun sait, la contemplation intellectuelle a toujours été considérée comme une activité solitaire qui éloigne de ses semblables. La virtuosité, parce qu'elle se distingue résolument du travail et de la pensée abstraite, constitue un modèle éclairant de l'action politique. Celle-ci, non plus, ne produit pas d'objets dotés d'une vie indépendante. Elle, aussi, a besoin des autres et n'est rien sans "spectateurs". Hannah Arendt a particulièrement mis en lumière cette quasi-identité de la virtuosité et de la politique : "Les arts qui ne réalisent aucune oeuvre ont une grande affinité avec la politique. Les artistes qui les pratiquent - danseurs, acteurs, musiciens et autres - ont besoin d'un public à qui montrer leur virtuosité, tout comme les hommes qui agissent ont besoin de la présence des autres pour paraître devant eux : les uns et les autres, pour ì travailler î ont besoin d'un espace public et, dans les deux cas, leur prestation dépend de la présence d'autrui."
Politique virtuose, virtuosité politique. Cette symbiose est illustrée de manière éclatante, mais en négatif, dans le cas de Glenn Gould. Gould était un très grand pianiste qui n'a jamais supporté un aspect essentiel de son activité : la prestation publique, la contingence et la labilité des concerts en salle. Il chercha désespérément à amender la virtuosité de son caractère politique intrinsèque. Il renonça aux concerts, déclarant littéralement qu'il était fatigué de la "vie active" (expression très ancienne pour désigner la participation à la sphère des affaires communes, la politique). Le plus intéressant est que, aspirant à une sorte de virtuosité apolitique (autant dire la quadrature du cercle), Gould a été contraint de concevoir subrepticement ses interprétations comme des oeuvres. Son refus de l'imprévisible et du contingent, inhérents à la politique, l'a conduit à fonder sa propre praxis sur un produit extrinsèque et durable. C'est ainsi que Gould s'est réfugié dans les studios d'enregistrement, se fiant à la reproductibilité technique, et convaincu que l'enregistrement solitaire de ses disques constituait un succédané de cette vie apolitique, qu'en dépit de sa nature de virtuose il désirait.
2.
La virtuosité, ou l'activité-sans-oeuvre, est la clé de voûte de la politique. De plus, elle permet de distinguer l'Action du Travail, voire de les opposer. Si ce n'est qu'avec l'industrie culturelle l'Action politique-virtuose est devenue à son tour une espèce particulière de travail. Un grand écrivain italien, Luciano Bianciardi, dans son roman La Vie amère , évoque ainsi le travail dans l'industrie culturelle milanaise à la fin des années cinquante : "Et ils me licencièrent du seul fait que je traînais les pieds, me déplaçais lentement et regardais autour de moi, même quand ce n'était pas indispensable. Dans notre métier il importe de bien les soulever de terre, les pieds, et de les faire sonner sur le sol, il faut se bouger, trotter, bondir et faire de la poussière, un nuage de poussière si possible, puis s'y cacher.
Ce n'est pas comme faire le paysan ou l'ouvrier. Le paysan se meut lentement parce que son travail suit les saisons, il ne peut pas semer en juillet et vendanger en février. L'ouvrier est leste dans ses mouvements parce que, s'il est à la chaîne, ils lui comptabilisent ses temps de production, et s'il ne suit pas le rythme, gare ! [
]. Mais le fait est que le paysan appartient au secteur primaire, l'ouvrier au secondaire. Le premier produit à partir de rien, le second transforme une chose en une autre. Le critère d'évaluation, pour l'ouvrier et le paysan, est facile, quantitatif : l'usine débite tant de pièces à l'heure, la ferme donne tel produit annuel de récolte.
Dans nos métiers, c'est différent, il n'y a pas de critères d'évaluation quantitative. Comment mesure-t-on l'habileté d'un prêtre, d'un publicitaire, d'un PRM ? Ils ne produisent pas ex nihilo ni ne transforment quelque chose. Ils ne sont ni du primaire ni du secondaire. Ils appartiennent au tertiaire et, j'oserais dire, directement au quaternaire. Ils ne sont pas plus des instruments de production que des courroies de transmission. Ils sont du lubrifiant, au mieux, de la vaseline pure. Comment peut-on évaluer un prêtre, un publicitaire, un PRM ? Comment fait-on pour calculer la quantité de foi, de désir d'acquérir, de sympathie qu'ils auront réussi à faire surgir ? Non, il n'y a pas de critère d'évaluation si ce n'est la capacité de chacun de se maintenir en place, et de monter toujours plus, en somme de devenir évêque. En d'autres termes, il appartient à ceux qui choisissent une profession tertiaire ou quaternaire d'avoir des dons et des attitudes de type politique."
Dans cet extrait apparaît une formidable intuition. D'un côté, Bianciardi observe que ces professions liées à la communication, alors nouvelles et marginales, ne donnent pas lieu à un produit tangible, ne comportent pas d'issue clairement définie sur le marché. De l'autre, il retient que les fonctions propres à l'industrie culturelle exigent "des qualités et des attitudes de type politique". Le plus décisif est, cependant, l'hypothèse d'un lien intrinsèque entre ces deux aspects, et même d'un authentique rapport causal : c'est bien parce qu'il manque une "oeuvre" dotée d'existence autonome (c'est-à-dire que l'on puisse évaluer en termes quantitatifs), que les comportements au travail ressemblent à la praxis publique, à l'Action. Le règne de la politique commence là où on fabrique des situations de communication et non plus des objets. Quelques éléments de la description de Bianciardi sont peut-être caducs. Il perçoit encore les métiers "tertiaires et quarternaires" comme des activités artificielles et parasitaires qui méritent à peine le nom de "travail". L'industrie culturelle y apparaît comme une exception dévoyée au regard des règles qui nous viennent de l'usine traditionnelle.
3.
Au sein de l'organisation actuelle de la production postfordiste, l'activité-sans-oeuvre, après avoir été un cas particulier problématique, est devenue le modèle du travail salarié en général. Le virtuose travaille (il est un travailleur par excellence) non pas malgré mais parce que son activité rappelle de près la praxis politique. Quand le travail consiste à s'acquitter de taches de surveillance ou de coordination, quand ì il se place à côté du processus de production immédiate au lieu d'en être l'agent principal î, ses fonctions ne visent plus l'obtention d'un but particulier, mais la modulation (ainsi que la variation et l'intensification) de la coopération sociale. Il influe sur l'ensemble des relations et connexions systémiques qui constituent désormais l'authentique "pilier de soutènement de la production et de la richesse". Cette modulation opère à travers des médiations linguistiques qui, loin de donner lieu à un produit final, s'épuisent dans l'interaction communicationnelle.
L'activité postfordiste présuppose et, en même temps, réélabore sans arrêt "l'espace de la structure publique" (l'espace de la coopération) évoqué par Hannah Arendt comme étant la condition indispensable au danseur et à l'homme politique. La "présence d'autrui" est simultanément un instrument et l'objet du travail. Les procédures de production requièrent donc toujours un certain degré de virtuosité, et à ce titre impliquent de véritables actions politiques. La force de travail postfordiste dans son ensemble - et pas seulement là où elle est engagée dans des métiers "tertiaires et quaternaires" - est appelée à exercer l'art du possible, à faire face à l'imprévu, à profiter de l'occasion. La description marxiste du processus de travail concret ne tient plus. Mais quand il s'agit de prestations de communication, il est impossible de délimiter le processus de travail autrement qu'en présentant d'emblée "le travailleur dans ses rapports aux autres travailleurs", dans ses rapports, pourrait-on dire, avec son "public".
Le caractère informel propre à l'"agir communicationnel", les interactions compétitives typiques d'une réunion de rédaction, l'irruption d'un imprévu qui peut animer un programme de télévision - en gros, tout ce qui serait antifonctionnel au regard d'un projet de rigidification et de réglementation, au-delà d'un certain seuil, de l'industrie culturelle - sont devenus aujourd'hui, à l'époque postfordiste, le noyau central, le moteur de toute la production sociale. La virtuosité (ou activité-sans-oeuvre, ou praxis politique), au départ qualité marginale propre aux travailleurs de l'industrie culturelle dépeinte par Bianciardi, est désormais l'attribut de tous les secteurs de la production.
Le slogan capitaliste sur la "qualité totale" signifie-t-il autre chose que la volonté de mettre au travail tout ce qui traditionnellement y échappe, c'est-à-dire l'habileté communicationnelle et le goût pour l'Action ? Et comment peut-on intégrer toute l'expérience de chacun dans le processus de production sinon en l'obligeant à une séquence de "variations sur le thème", à des performances, des improvisations ? Une telle séquence, parodiant l'autoréalisation, signe en réalité le comble de l'assujettissement. Nul n'est plus pauvre que celui qui voit sa propre relation à la "présence d'autrui", c'est-à-dire sa propre attitude communicationnelle, réduite à un travail salarié.