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Date
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Tue, 21 Dec 1999 02:27:32 +0100
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Subject
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globe_l: Noam Chomsky sur la dette du tiers monde
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LA DETTE DU TIERS MONDE EST INIQUE ET IMMORALE
Plaidoyer pour son annulation
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Par Noam Chomsky (*)
La dette ne disparaÓt pas. Quelqu'un la paye, et l'histoire confirme
gÈnÈralement ce qu'un regard rationnel sur la structure du pouvoir suggËre:
les risques qu'elle comporte tendent ý Ítre socialisÈs, tout comme les
cošts le sont habituellement, dans le mal nommÈ " capitalisme de libre
entreprise "S
Il faut Ègalement Èvoquer l'idÈe dÈpassÈe selon laquelle la responsabilitÈ
repose sur ceux qui empruntent et prÍtent. L'argent n'est pas empruntÈ par
des campesinos (ouvriers agricoles) ou des nÈcessiteux. La population gagne
peu de ces emprunts, et, en rÈalitÈ, souffre souvent gravement de leurs
effets, mais elle doit supporter le poids du remboursement, en compagnie
des contribuables de l'Ouest - pas des banques ni des Èlites Èconomiques et
militaires qui se sont enrichies en transfÈrant des biens ý l'Ètranger et
en confisquant les ressources de leurs propres pays.
La dette latino-amÈricaine, qui atteint des niveaux dramatiques depuis
1982, aurait ÈtÈ drastiquement rÈduite - dans certains cas effacÈe - par le
retour du capital ÈvadÈ, bien que tous les chiffres soient douteux
lorsqu'il s'agit d'opÈrations secrËtes et souvent illÈgales. La Banque
mondiale estimait que le montant des capitaux ÈvadÈs du Venezuela excÈdait
de 40 % le montant de sa dette extÈrieure en 1987. En 1980-82, selon
Business Week, le capital ÈvadÈ atteignait 70 % du montant des prÍts des
huit principaux dÈbiteurs mondiaux. Il s'agit lý d'un phÈnomËne classique
de prÈ-effondrement, comme on l'a vu au Mexique en 1994. La " bouÈe de
secours " du FMI pour l'IndonÈsie est approximativement Ègale ý la fortune
estimÈe de la famille Suharto. Un Èconomiste indonÈsien considËre que 95 %
de la dette extÈrieure de 80 milliards de dollars est dÈtenue par 50
individus.
Un acte hostile envers le peuple Dans les annÈes 30, l'Angleterre, la
France et l'Italie refusËrent d'honorer leurs engagements sur la dette des
Etats-Unis. Washington " pardonna (ou oublia) ", rapporte le Wall Street
Journal. AprËs la deuxiËme guerre mondiale, un flux massif de capitaux
s'effectua de l'Europe vers les USA. Des contrÙles concertÈs auraient pu
contraindre ces capitaux ý rester dans leur pays d'origine afin de financer
la reconstruction, mais les dÈcideurs politiques prÈfÈraient que les
EuropÈens fortunÈs envoient leurs capitaux aux banques new-yorkaises, les
cošts de la reconstruction Ètant reportÈs sur les contribuables amÈricains.
Cet instrument fut appelÈ " plan Marshall ", et il couvrit
approximativement les " mouvements rapides et massifs de capitaux " que les
principaux Èconomistes avaient prÈdits, et qui se produisirent.
Il existe d'autres prÈcÈdents. Quand les USA s'emparËrent de Cuba il y a
100 ans, ils annulËrent les dettes cubaines envers l'Espagne au motif que
cette charge avait ÈtÈ " imposÈe au peuple de Cuba sans son consentement et
par la force des armes. " De telles dettes furent plus tard nommÈes "
dettes iniques ", n'Ètant " pas une obligation pour la nation " mais la
"dette de la puissance qui l'a imposÈe ". Les crÈanciers qui " ont commis
un acte hostile envers le peuple " ne peuvent espÈrer aucun payement de la
part des victimes. Cette logique s'applique ý une majeure partie de la
dette actuelle : une " dette immorale " dÈpourvue de base lÈgale ou morale
imposÈe aux peuples sans leur consentement, servant souvent ý les opprimer>
et ý enrichir leurs maÓtres.
Les prÍts bancaires firent plus que doubler de 1971 ý 1973, puis "
plafonnËrent les deux annÈes suivantes, malgrÈ l'Ènorme augmentation de la
facture pÈtroliËre " de la fin 1973, rapporte l'OCDE, qui ajoute que "
l'augmentation la plus importante des prÍts bancaires est associÈe ý la
forte augmentation du cošt de la vie en 1972-73 - avant le choc pÈtrolier".
Les prÍts augmentËrent plus tard, lorsque les banques recyclËrent les
pÈtrodollars. Mais si elles Ètaient disposÈes ý prÍter, elles se rÈvÈlËrent
mauvaises pronostiqueuses. Juste avant le dÈsastre de 1982, le directeur de
la Citibank, Walter Wriston, connu dans le monde financier comme " le plus
grand recycleur d'entre tous ", dÈcrivit les prÍts ý l'AmÈrique latine
comme tellement peu risquÈs que d'aprËs lui, les banques commerciales
pouvaient en toute sÈcuritÈ tripler leurs prÍts au Tiers Monde. AprËs que
le dÈsastre eut frappÈ, la Citibank dÈclara qu'elle " ne se sent(ait) pas
outre mesure exposÈe " au BrÈsil, qui avait doublÈ sa dette envers la
banque les quatre annÈes prÈcÈdentes. Dans ce seul pays, la Citibank Ètait
exposÈe pour plus de 100 % de son capital. En 1986, Wriston Ècrivit que "
les ÈvÈnements de ces douze derniËres annÈes semblent suggÈrer que nous
(banquiers) avons fait notre travail (d'Èvaluation des risques)
raisonnablement bien " ; ce qui est vrai, si l'on considËre la
socialisation des risques qui s'ensuivit, socialisation bien accueillie par
Wriston et d'autres, bien connus pour leur mÈpris du gouvernement et leur
adulation du marchÈ.
La responsabilitÈ des institutions financiËres
Les institutions financiËres internationales jouËrent Ègalement leur rÙle
dans la catastrophe. Dans les annÈes 70, la Banque mondiale faisait
activement la promotion des emprunts : " Il n'existe pas de problËme
gÈnÈralisÈ de remboursement de la dette par les pays du Tiers Monde "
dÈclara-t-elle avec autoritÈ en 1978. Quelques semaines avant que le
Mexique ne s'effondre en 1982, dÈclenchant une crise, une publication
commune de la Banque mondiale et du FMI affirmait " qu'il reste de
considÈrables possibilitÈs d'emprunt afin d'augmenter les capacitÈs de
production " - par exemple pour l'inutile aciÈrie de Sicartsa au Mexique,
payÈe par les contribuables britanniques lors d'un des exercices de
mercantilisme du ThatchÈrisme.
Et cela continua : le Mexique fut prÈsentÈ comme un modËle du triomphe du
marchÈ jusqu'ý ce que son Èconomie s'effondre en dÈcembre 1994, avec des
consÈquences tragiques pour les Mexicains. La Banque mondiale et le FMI
louËrent les " politiques macro-Èconomiques adÈquates " et les " enviables
rentrÈes fiscales " de la ThaÔlande et de la CorÈe du Sud peu avant
l'Èclatement de la crise financiËre asiatique de 1997. Un rapport de
recherche de la Banque mondiale datÈ de la mÍme annÈe met en relief les
progrËs " particuliËrement soutenus " des " marchÈs (de capitaux) Èmergents
les plus dynamiques ", nommÈment " CorÈe, Malaisie et ThaÔlande,
l'IndonÈsie et les Philippines suivant de peu ". Les rapports furent
publiÈs juste au moment o˜ les contes de fÈes s'Èvanouirent...
Se tromper dans une prÈdiction n'est pas un pÈchÈ, l'Èconomie Ètant peu
comprise. Mais il est difficile d'ignorer l'argument selon lequel " les
mauvaises idÈes prospËrent parce qu'elles servent les intÈrÍts de puissants
groupes " (dixit l'Èconomiste Paul Krugman). La croyance dans la " religion
" du marchÈ est quant ý elle aussi hypocrite que fanatique. Pendant des
siËcles, les " thÈories du marchÈ libre " ont ÈtÈ ý double tranchant : la
discipline des marchÈs est excellente pour les pauvres et ceux qui sont
sans dÈfense, mais les riches et les puissants s'abritent sous les jupons
de l'Etat nourricier.
Un autre facteur de la crise de la dette fut la libÈralisation des flux
financiers ý partir du dÈbut des annÈes 70. Le systËme de Bretton Woods fut
conÁu par les Anglais et les AmÈricains pour libÈraliser le commerce alors
que les mouvements de capitaux devaient Ítre rÈgulÈs et contrÙlÈs. Non
seulement le contrat social, mais mÍme une dÈmocratie substantielle
nÈcessitent un contrÙle des mouvements de capitaux.
Le systËme resta en fonction tout au long de l' " ’ge d'or " de la
croissance Èconomique et fut dÈmantelÈ par l'administration Nixon, avec le
soutien des Anglais notamment. Ce fut un facteur majeur de l'Ènorme
explosion de mouvements de capitaux qui s'ensuivit. Leur composition
changea d'ailleurs radicalement. En 1970, 90 % des transactions Ètaient
liÈes ý l'Èconomie rÈelle (commerce et investissement ý long terme), le
reste Ètant de la spÈculation. En 1995, on estima que 95 % de ses
mouvements Ètaient spÈculatifs, la plupart ý court terme (80 % avec un
temps de retour sur investissement d'une semaine ou moins).
Le rÈsultat final confirme les espÈrances de Bretton Woods. Les marchÈs
sont devenus plus volatils, et sont plus souvent en crise. Le FMI a
virtuellement inversÈ sa fonction : il n'aide plus ý restreindre la
mobilitÈ des capitaux, mais ý l'augmenter - tout en servant " d'exÈcuteur
des dÈcisions des crÈditeurs " (Karin Lissakers, Èconomiste au FMI).
L'Èrosion du contrat social
Il fut un jour prÈdit que la libÈralisation des capitaux conduirait ý une
Èconomie ý faible croissance et ý faibles revenus dans les sociÈtÈs riches.
Cela se produisit Ègalement. Ces 25 derniËres annÈes, les courbes de
croissance et de productivitÈ ont dÈclinÈ d'une maniËre significative. Aux
USA, les salaires et les revenus ont stagnÈ ou dÈclinÈ dans la majoritÈ des
cas, tandis qu'une trËs faible minoritÈ a vu les siens ÈnormÈment
augmenter. Actuellement, les USA ont les pires indicateurs sociaux des pays
industrialisÈs. L'Angleterre suit de peu, et des effets similaires -
quoique moins affirmÈs - existent dans les pays de l'OCDE.
Ces effets ont ÈtÈ bien plus graves dans le Tiers Monde. La comparaison
entre les zones de croissance en Asie et l'AmÈrique latine est lumineuse.
L'AmÈrique latine dÈtient les pires records du monde en matiËre
d'inÈgalitÈ, l'Asie du Sud-Est se trouvant parmi les " meilleurs ÈlËves ".
Le mÍme constat peut Ítre effectuÈ en matiËre d'Èducation, de santÈ et de
protection sociale en gÈnÈral. Contrairement ý l'AmÈrique latine, l'Asie a
contrÙlÈ la fuite des capitaux. En AmÈrique du Sud, les riches sont
gÈnÈralement dÈchargÈs de toute obligation sociale. Comme le fait remarquer
l'Èconomiste brÈsilien Bresser Pereira, son problËme est " la sujÈtion de
l'Etat aux riches ". La situation est radicalement diffÈrente en Asie.
Les pays d'AmÈrique latine considËrent que l'exception principale ý des
rÈsultats gÈnÈralement sinistres, le Chili, est un cas instructif.
L'expÈrience libÈrale de la dictature de Pinochet s'Ècroula au dÈbut des
annÈes 80. Depuis, l'Èconomie s'est relativement rÈtablie gr’ce ý un
mÈlange d'interventions Ètatiques (y compris la nationalisation des mines
de cuivre), de contrÙle des mouvements de capitaux ý court terme et
d'augmentation des dÈpenses sociales.
Une construction idÈologique
La dette est une construction sociale et idÈologique, et pas simplement un
fait Èconomique. De plus, comme on le sait depuis longtemps, la
libÈralisation des flux de capitaux sert d'arme puissante contre la justice
sociale et la dÈmocratie. Les rÈcentes dÈcisions politiques rÈsultent de
choix dictÈs par les puissants, basÈs sur leur intÈrÍt propre, et non de
mystÈrieuses " lois Èconomiques ". Des instruments techniques destinÈs ý en
attÈnuer les pires effets furent proposÈs il y a quelques annÈes, et
rejetÈs par les intÈrÍts puissants qui tirent parti de la situation. Et les
organismes qui faÁonnent les systËmes nationaux et internationaux ne sont
pas plus exempts de la nÈcessitÈ de dÈmontrer leur lÈgitimitÈ que leurs
prÈdÈcesseurs, qui furent heureusement dÈmantelÈs.
Noam CHOMSKY
Traduit par Serge DECLERK
(*) Noam Chomsky, linguiste de renommÈe mondiale, est professeur au
Massachusetts Institute of Technology (USA). Il est l'auteur de nombreux
ouvrages portant sur l'Èthique et la politique.
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