La discussion sur la loi Debré a montré, dans un raccourci fulgurant, toutes les impuissances de la gauche qui continue à traiter le problème de l'immigration comme un problème de "droits de l'homme" (version "intervention humanitaire" dans les pays riches) et interprète les pétitions des signataires, symptômes d'une profonde transformation-massification du travail intellectuel, comme s'il s'agissait des idéologues des "Lumières". Les luttes des intermittents du spectacle qui se déroulent parallèlement détiennent des clefs pour interpréter les métamorphoses du "travail" et ses formes de subjectivation sur lesquelles bute la gauche.
1 - DE LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL ET NOTAMMENT DU TRAVAIL INTELLECTUEL
A l'opposition entre "intellectuel et peuple" que la droite agite à propos des signataires des pétitions contre la loi Debré, la gauche ne sait qu'opposer l'argumentation selon laquelle les intellectuels font aussi partie du "pays réel". Elle accepte ainsi une image caricaturale du travail intellectuel qui nous renvoie au temps de Zola.
Pour saisir les transformations du travail intellectuel, il ne faut pas compter sur la gauche (du P.S. à l'extrême gauche) et sur son niveau de débat tout simplement navrant. Il vaut mieux s'adresser directement aux capitalistes qui, malheureusement, sur ce terrain, comme sur beaucoup d'autres, ont quelques longueurs d'avance. Car, comme aimait le répéter le vieux Marx, "il y a plus à apprendre des reactionnaires que des progressistes". Les américains (l'équipe Clinton, les militaires et les industriels) ont fait des pas très importants dans la reconquête de l'hégémonie économique sur la planète, aux dépens des modèles allemand et japonais[1], en misant sur deux options très simples :
1) Contrôler l'intégration des technologies électroniques et numériques comme axe stratégique d'organisation de la "production" dans la restructuration de l'économie monde.
2) Exploiter une nouvelle "force de travail" qui gère et produit les flux de savoir, d'information et d'images que les machines numériques organisent et transmettent. Le ministre du travail de l'administration Clinton, dans un livre qui est en réalité un programme politique sur l'organisation et le commandement de la nouvelle nature de l'activité productive, définit cette force de travail par la "capacité de manipuler des symboles"[2]. Si vous prenez la listes des exemples cités par Reich pour désigner les "manipulateurs de symboles", vous pourrez trouver beaucoup de professions qui ont signé les différentes pétitions.
Dans le mouvement des intermittents du spectacle on peut trouver ces mêmes changements qui affectent le travail artistico-intellectuel, mais, cette fois-ci, du point de vue des "exploités"[3] (voir le débat entre les occupants de la Caisse des Congés Spectacle). Ces luttes peuvent aussi contribuer à reconstruire, en partant du bas, une cartographie des nouvelles subjectivités et de leurs sensibilités qui s'expriment dans les "petitions", à travers les couches les plus hautes placées dans la nouvelle hiérarchie du travail artistico-intellectuel.
Que d'un côté de l'Atlantique les "signataires"[4] soient considérés comme le coeur de la production de la richesse dans le capitalisme contemporain et le centre d'une stratégie économique et politique et que, de l'autre côté ils soient considérés comme des "idéologues", montre toute la différence entre un capitalisme offensif qui a saisi l'évolution de l'économie monde et adopte une stratégie conséquente et une gauche, toujours sur la défensive, car elle ne sait que reproposer le modèle épuisé [5] du travail salarié, pour lutter contre les nouvelles formes de l'exploitation.
On réédite ici un texte de 1992 ("Alien hypothèse") distribué pendant le précèdent mouvement des intermittents du spectacle où l'on esquissait, en partant des métiers du spectacle, une analyse des transformations du travail intellectuel : la fin est très "prophétique"...
2 - TRAVAIL ET INTERMITTENCE
Dans un journal de "gauche" qui a hébergé les signataires des pétitions, un syndicaliste s'alarmait du fait que "les intellectuels ne s'intéressent plus au monde du travail" et du décalage qui existe entre ce dernier et la société. Si ce syndicaliste pense que les "intellectuels" doivent s'intéresser au "travail" comme le faisait Sartre en allant devant les usines de Billancourt, il peut toujours attendre. Les "intellectuels" ne s'intéressent plus au travail des ouvriers parce que ils doivent, d'abord, s'intéresser à leur propre travail. Car, entre temps, ils sont devenue une intellectualité de masse, précarisée, fortement hiérarchisée, et exploitée, placée directement, on le répète pour tous les nostalgiques du travail industriel, au centre de la production de la richesse dans nos sociétés.
Pour s'en rendre compte il suffit de lire l'interview ici reproduite avec la Coordination lyonnaise des intermittents du spectacle. Ils font beaucoup plus que s'intéresser au travail des autres. En partant de leurs propres conditions du travail et de salaire de comédiens, de metteurs en scène, de réalisateurs, des techniciens, des danseurs etc., ils proposent de voir la production de la richesse selon d'autres modalités que celle du "travail industriel î dont nous parle le syndicaliste.
Le syndicat (cf. l'interview avec Anita Perez de la CGT) ne fait qu'interpréter les nouvelles formes de coopération du travail des intermittents qui annoncent le futur de nos sociétés, selon un vieux modèle "ouvriériste", à peine modifié par le remplacement (modernisation oblige) de l'usine par l'entreprise, des ouvriers par des salariés et du travail par l'emploi. Ce modèle politico-culturel centré sur le travail [6] correspond de moins en moins à la sensibilité de nos subjectivités et introduit un décalage grandissant avec nos formes de vie. Il se réduit à un modèle exclusivement défensif qui, comme le démontre l'histoire des restructurations industrielles des vingt dernières années, est absolument inefficace.
Les syndicats comme la gauche se refusent à prendre en considération ces nouvelles formes d'activité (ils sont toujours plaqués sur le travail industriel et ses formes de subjectivité), ils refusent aussi d'intégrer politiquement la mobilité et les formes d'organisation des migrants. Ces derniers n'ont pas attendu la libération des marchés financiers et la flexibilité de la production pour construire leurs réseaux internationaux de coopération et de solidarité. On devrait tous apprendre des migrants comment faire pour se sortir des pièges de l'Etat-Nation dans lesquels la gauche est empêtrée pour définir un nouvel internationalisme et revenir ainsi aux "origines" du mouvement ouvrier. Dans l'économie-monde les flux migratoires de la mains d'oeuvre, avec leur nomadisme, leur capacité de création et de résistance, leurs formes d'organisation "minoritaires" qui échappent à la forme étatique du contrôle, sont des moments stratégiques, sans lesquels aucune politique offensive et anticapitaliste ne pourra se définir.
Entre les migrants et les subjectivités qui s'expriment dans les nouvelles formes d'activité artistico-intellectuelle, il y a quelque chose de commun (la mobilité, le fonctionnement par réseaux, la créativité, la capacité d'initiative, la possibilité de se soustraire aux codification molaires de l'État et des organisations politiques classiques) qui pousse au-delà de la simple "solidarité".
3 - L'EXCEPTION CULTURELLE
La faiblesse de toutes les positions de gauche sur le problème de la "marchandisation de la culture" tient au fait qu'elle n'intègre pas dans ses stratégies politiques les modification dont on vient de parler. Elle propose de singer les pratiques américaines en ne disposant ni des dispositifs technologiques [7] ni d'une stratégie sur la force de travail immatérielle (les "manipulateurs de symboles"). La proposition de structurer une "industrie de la culture" qui rivalise avec les américains ne tient pas compte de la spécificité européenne : l'innovation culturelle s'est toujours faite sur des ruptures politiques et esthétiques avec Hollywood (du cinéma soviétique des années 30 au néoréalisme italien jusqu'à la nouvelle vague).
A notre humble avis le seul projet industriel ne pourra qu'être un échec commercial et une subordination politique aux méchants américains. Mais c'est vers cette solution que l'on s'achemine. La recodification d'une industrie audiovisuelle et du cinéma semble bien être l'enjeu des négociations sur les annexes 8 et 10. Le seul problème qui intéresse les patrons semble être celui d'une définition stricte de l' "affiliation des annexes 8 et 10". C'est-à-dire une définition rigoureuse du "statut" des intermittents contre le "laxisme" actuel. Les patrons ont deux craintes principales. La première concerne la possibilité de l'extension du "statut" à d'autres catégories du travail précaire (cf. le document "Nous sommes tous des intermittents du spectacle"). La deuxième est que, à l'intérieur des métiers du spectacles, trop de gens bénéficient du "statut" [8]des intermittents. Ce qui est vital pour les patrons est qu'il soit assuré pour les travailleurs du cinéma et de l'audiovisuel, pour faire tenir debout une factice "culture d'État". Les autres (spectacle vivant, spectacle de rue...) : au compte goutte. Ils appellent ça "professionnalisation" : les résultats sont déjà sur les petits et grands écrans (à chacun de juger !). Une fois bien verrouillées les conditions du "statut", ils peuvent bien garder les 507 heures. Sur ce terrain de la "professionnalisation" il risque d'y avoir une convergence avec les syndicats (laquelle et selon quelles modalités, à chacun de deviner). Dans ces conditions le danger d'une normalisation du secteur est plus que réelle : des patrons d'un côté et de l'autre des salariés "professionnels" et des syndicats avec leur conventions collectives, c'est-à-dire Alice pays des merveilles.
4 - L'INDUSTRIE CULTURELLE DÉTRUIT DU TRAVAIL ET DE LA CRÉATIVITÉ
C'est ainsi que la constitution d'une véritable "industrie" culturelle ne fait que détruire du travail artistico-intellectuel, de hiérarchiser et d'exclure (pour mieux les utiliser par la suite) la créativité de milliers de personnes. Ce qui est impossible à faire comprendre à la gauche est que l'industrie n'a plus le même rôle qu'il y a un siècle et demi quand Marx en chantait l'élan progressif. L'industrie ne peut pas valoriser la richesse et la complexité des niveaux de coopération qui se développent dans les pratiques artistico-culturelles (comme d'ailleurs dans beaucoup d'autres secteurs). Toute initiative "industrielle" ne pourra que mettre sur la touche, à travers l'organisation d'un double ou triple marché du travail, les savoir-faires, les compétences et les capacités entrepreneuriales, développées de manière autonome par un nombre croissant de personnes.
S'il est vrai que la "productivité" du travail dépend des capacités créatives, communicationnelles, affectives, cognitives, de l'initiative "entrepreneuriale" et de la formation des "travailleurs", alors ces compétences n'appartiennent pas à l'entreprise. L'entreprise ne pourra que les capturer, se les approprier, les exploiter. Mais elles déborderont toujours les nécessités et les finalités des entreprises.
Ce n'est pas la capacité artistico-intellectuelle qui manque (ce n'est pas donc le "travail" qui manque), ce sont les "emplois" et les "ressources" définis selon les finalités des entreprises. Le chômage n'est pas dû au "manque de travail", mais au fait que le système productif est en décalage négatif avec les formes de coopération sociales qui se développent malgré lui. Il y a des réserves de productivité et de créativité qui dépassent largement l'initiative capitaliste. C'est seulement en assumant cette réalité qu'on pourra définir une politique offensive. L'emploi [9], dans nos sociétés post-industrielles, avant d'être une mesure économique de la productivité et de la créativité sociale est un dispositif disciplinaire et de contrôle . C'est exactement le contraire de ce qui se passait à la naissance du capitalisme, quand l'industrie créait de la coopération productive, des savoir-faires, des subjectivités et des modes d'organisation qui n'existaient pas.
La gauche (mais on pourrait dire la même chose de toute la classe politique européenne) est restée tétanisée par le déclin du travail industriel et elle n'est pas capable de reconnaître les nouvelles relations productives qui se sont développées depuis le début des années 70, qui débordent l'entreprise et les relations salariales classiques.
Il ne s'agit pas donc seulement de réduire le temps de travail existant pour le partager, mais d'inventer du "nouveau travail" (qui ne pourra être réduit à la relation salariale classique) et puiser sa régulation et ses finalités dans les nouvelles formes de subjectivité, de savoir et de coopération. C'est pour cette raison que les "art "artistes" de la coordination de Lyon ne comprennent pas pourquoi le syndicat veut absolument passer par le travail salarié et par l'entreprise lorsque celle-ci a une fonction destructrice et régressive. Et nous non plus.
(1) Voir le dossier de Neil Gross, Peter Coy, Otis Port, "The technology paradoxes", Business Week, 6 mars 1995.
(2) Robert, Reich, L'économie mondialisée, Dunod.
(3) Pour une analyse plus approfondie, cf. Corsani, Lazzarato, Negri, "Le bassin du travail immatériel : la métropole parisienne", L'Harmattan, Paris, 1966.
(4) Le terme "signataires" représente ici cette force de travail immatérielle qui, en réalité, n'est pas un bloc homogène, mais, au contraire, fortement hiérarchisée et segmentée Même dans ces professions on note la formation de plusieurs marchés du travail qui déterminent de grandes inégalités (salaire, pouvoir etc.) à l'intérieur du même métier.
(5) Épuisé ne signifie pas qu'il n'y ait plus d'ouvriers, ni de formes de travail taylorisées et standardisées. Mais cela signifie seulement que la forme salariale classique ne se trouve plus au centre des processus de valorisation capitaliste et ne peut plus représenter l'avenir des processus de subjectivation antagonistes.
(6) Le syndicat vit dans l'illusion que la nouvelle forme du travail puisse être organisée selon les vielles formes d'organisation du mouvement ouvrier. Mais les premières se constituent sur un dépassement de la séparation entre temps de vie et temps de travail, entre travail manuel et travail intellectuel, entre formation et travail, entre emploi et chômage qui définissait le travail ouvrier.
(7) Les militaires américaines investissent depuis des années dans l'informatiques et les technologies numériques. Voir, par contre le destin d'Olivetti et de Thompson.
(8) Le statut d'intermittent "n'existe pas" comme le répète le syndicat (cf. l'interview d'A. Perez), car il s'agit d'une dérogation à la forme classique du rapport salarial. Mais justement, comme vient même de le reconnaître A. Lebeaube dans le journal Le Monde (après avoir parlé, pendant le mouvement de 1992, de "privilégiés"), quand cette dérogation tend à devenir la norme, les intermittents peuvent être les "précurseurs" positifs dune nouvelle régulation qui supprime la précarité sans éliminer la mobilité.
(9) L'emploi est donc une mesure misérable de la productivité et de la créativité de la société. Accepter le concept d'emploi est accepter la mesure et les finalités des entreprises. Il ne s'agit pas d'une attitude génériquement "moraliste" contre l'argent selon l'humanisme traditionnel de gauche, mais du fait qu'effectivement l'industrie bloque matériellement, pratiquement la coopération artistico-intellectuelle.